Chronique

Au-delà des bombes

MONTRÉAL — Dominique de Villepin, vous vous souvenez ? Cet ancien ministre français des Affaires étrangères qui avait dit non à l’offensive contre le régime irakien, il y a 12 ans. Et qui avait ainsi exposé la France aux foudres de Washington, où l’on était allé jusqu’à remplacer l’appellation « French fries » par « Freedom fries… »

L’automne dernier, peu après le déclenchement des premières frappes contre le groupe armé État islamique en Irak et en Syrie, ce même Dominique de Villepin a pris part à un débat télévisé où il expliquait pourquoi il était opposé à cette offensive aérienne. Voici, en résumé, ses arguments.

–  La guerre contre le terrorisme ne peut être gagnée par des moyens militaires. C’est l’histoire d’un échec annoncé. Le terrorisme est une « main invisible, mutante, changeante » qui se combat par la « force de l’esprit et la ruse », doublées d’une vision et une stratégie politiques claires.

–  L’histoire récente est riche en offensives antiterroristes ratées. « Tout ce qu’on sait de ce type de guerres menées au cours des dernières décennies a conduit à un échec. » Pire : les offensives passées, de l’Afghanistan à la Libye, n’ont fait qu’aggraver le chaos. « À chaque guerre, nous voulions faire mieux que la précédente. Or, de guerre en guerre, nous avons créé Daech [acronyme arabe de l’EI]. »

Ces mots ne tombent pas de n’importe quelle bouche… Dominique de Villepin avait eu le courage de résister à l’appel aux armes, en 2003. Tout comme Jean Chrétien, d’ailleurs. L’histoire leur a donné raison. Car cette intervention et ses lendemains mal gérés ont fait passer l’Irak de la dictature au chaos. L’EI n’est que le dernier des monstres nés dans les ruines irakiennes.

Quatorze mois après le début de l’offensive internationale contre l’EI, l’analyse de Dominique de Villepin tient toujours. Qu’a donc accompli la coalition de 22 pays qui se bat contre l’EI ? Après plus de 5000 frappes, en majorité américaines, on estime que le mouvement terroriste a perdu quelque 10 000 combattants. Jusqu’à un millier de civils auraient aussi péri sous les bombes.

Sur le terrain, l’EI a perdu deux villes – Kobane, en Syrie, et Sinjar, en Irak. Mais le groupe contrôle toujours un vaste pan de territoire à cheval entre les deux pays. Et sa capacité de frapper hors de son territoire a décuplé. En trois semaines, l’EI a « signé » trois attentats meurtriers, visant un avion russe, le Hezbollah libanais et, finalement, Paris et sa joie de vivre.

Trois attentats, des centaines de victimes et une même affirmation : vos bombes ne nous font pas peur. Bien au contraire, elles augmentent notre capacité à recruter de nouveaux kamikazes.

Je ne suis pas une pacifiste absolue. Je crois que certaines guerres sont légitimes, nécessaires. Mais quand on voit dans quelle spirale nous a conduits l’enchaînement des dernières guerres antiterroristes, il y a de quoi se poser quelques questions.

Hier, la France a intensifié ses frappes contre Rakka, le fief de l’EI en Syrie. Les États-Unis ont bombardé des camions de transport de pétrole, l’une des principales sources de revenus de l’EI. Le groupe djihadiste en sortira peut-être amoché. Mais sans une offensive terrestre, ces frappes ne permettront pas d’éliminer l’EI. Tous les experts sont formels là-dessus.

Pierre Razoux, chargé d’enseignement à Sciences Po, à Paris, et spécialiste du Moyen-Orient, croit que l’offensive internationale envoie un signal aux pays de la région pour qu’ils fassent leur part non seulement pour contenir l’EI, mais l’éradiquer.

Le message sera-t-il entendu ? Olivier Roy, spécialiste français de l’islam, en doute. Dans un article qu’il vient de publier dans le New York Times, il explique pourquoi les acteurs régionaux n’ont pas nécessairement intérêt à tout miser sur l’anéantissement de l’EI.

La Turquie qui cherche à contenir les Kurdes. Les Kurdes qui cherchent à établir leur État. Les Iraniens qui voient dans l’EI un moyen d’empêcher l’unification des sunnites. Tous voient dans l’EI une sorte d’allié objectif pour parvenir à leurs fins.

Mais supposons même que l’on parvienne à miner les forces de cette sombre internationale djihadiste. Et après ? Que fera-t-on pour l’empêcher d’utiliser les images de destruction pour se poser en victime et recruter davantage ? Que fera-t-on pour l’empêcher de répandre sa propagande de mort sur l’internet ?

La guerre seule ne suffira pas, prévient Pierre Razoux. Encore faudra-t-il résoudre les multiples crises politiques de la région. Ouvrir un dialogue avec l’islam politique, apaiser le conflit sunnite-chiite, régler la question kurde…

Un autre spécialiste de l’EI, Pierre-Jean Luizard, estime que seule une guerre menée par une armée internationale neutre, non impliquée dans le conflit, aurait une chance de juguler la bête. Sinon, on risque d’exacerber les divisions communautaires – ce que recherche le mouvement djihadiste extrême.

Je laisse le dernier mot à Ayaan Hirsi Ali, politicienne originaire de Somalie qui combat depuis longtemps l’islamisme radical. « Nous ne gagnerons pas en rayant de la carte l’État islamique, ou Al-Qaïda ou Boko Haram, écrivait-elle récemment. Un nouveau groupe radical apparaîtra ailleurs. Nous ne gagnerons que si nous sommes capables de combattre l’idéologie de l’islam radical, de contrer son message de mort et d’intolérance […] avec notre propre message de vie, de liberté et de poursuite de bonheur ici-bas. »

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